LE THÉORÈME DE THOMAS
2023 Ateliers Mommen curated by Sophie Delhasse
with the FWB support
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L’exposition Le Théorème de Thomas aborde la question de la représentation à partir de la théorie éponyme, extraite des travaux du sociologue américain William Isaac Thomas[1]. Celui-ci explique que pour comprendre les comportements d’un individu, il ne faut pas uniquement se référer à la réalité, mais à la façon dont les individus la perçoivent.
Carole Louis émet une hypothèse en engageant une symbolique multiple du jeu (de hasard, de simulacre ou de compétition), aux côtés d’éléments de langage et de métaphores visuelles liés à la compétitivité socio-professionnelle qui définit aujourd’hui la réalité de chaque individu. Que l’on soit en « haut de l’échelle » ou dans la marge, nos vies sont régies par un ensemble de règles tel que le serait un plateau de jeu. A la grande différence que nous n’avons pas véritablement choisi d’y participer en connaissance de cause. Les règles plus ou moins suggérées ou avouées nous échappent souvent.
La sphère artistique, bien que volontiers idéalisée, n’est en rien épargnée. Les pratiques spéculatives et d’accumulation du capital qui ont infiltré le marché de l’art ont poussé à son paroxysme un système déshumanisant d’ultra compétition. « Le monde professionnel de l’art contemporain ne cesse de reconduire, à tous les niveaux de sa structure verticale, un culte de la célébrité qui creuse des écarts de plus en plus grands : à l’oligarchie de collectionneurs répond celle des artistes-stars dont le travail est exposé par une poignée de curateurs eux-mêmes starifiés. […] un prolartariat créatif dont la masse est paradoxalement de plus en plus nombreuse, et qui vit peu ou très mal de son activité »[2].
Les échelons ne paraissent dès lors plus si simples à gravir, peu importe l’intensité, la pertinence ou le mérite du travail des participants, l’ascension en perdrait même sa raison d’être. La pratique de l’art glisse graduellement vers une des définitions du jeu comme « une occasion de dépense pure : de temps, d’énergie, d’ingéniosité, d’adresse et souvent d’argent »[3].
Pour rire (jaune) de cette ploutocratie généralisée et de ses conséquences, Carole Louis semble favoriser l’imaginaire du bouffon du roi ou du saltimbanque qui « fascinent et inquiètent comme la folie ; ils dérangent un public sédentaire, captif de la cité et de la routine, ils cherchent à divertir la population pour subvenir à leurs besoins… »[4]. Elle questionne nos perceptions par une mise en scène à la fois festive et cynique. Elle conçoit des installations qui s’agrémentent de dés à jouer, de cotillons, de couleurs chatoyantes, de jeux de lumière, de calembours. A l’illusion du hasard ou d’un divertissement gratuit, elle oppose des éléments révélateurs de régulations arbitraires. Comme si le jeu et la réalité de nos vies ne faisaient plus qu’un.
Le filet qui nous accueille, un « hamac » inaccessible, est un clin d’œil au plafond de verre symbolisant l’inaccessibilité pour les femmes aux postes clés. En son centre, l’artiste y tisse un labyrinthe à l’aide de faux billets de banque. La rigueur du rang d’oignons des paires de chaussures vides est chahutée par des accessoires et autres déguisements. Évocation du jeu rôle autant que du masque que l’on porte pour rester dans la ligne. Rien de plus étonnant de retrouver le tapis de jeu comme fondement de la mascarade ou du défilé. Sa couleur verte, comme les échelles molles qui ne mènent plus nulle part, rappelle ces petites croyances qui nous permettent de nous persuader que le sort finira bien par tourner.
Dans l’entièreté de l’espace d’exposition, la voix de l’artiste conte des images, une narration syncopée qui rebondit sur chaque installation. Et puis la partition s’évanouit dans l’abstraction de couleurs expressives. Le vert, le jeune, le rouge et le bleu clignotent sur une scène qui se situerait en coulisse, abandonnée, désuète puisque nous sommes tous devenus « acteur », jouant à faire croire que nous pourrions être autre(s). Le bleu, le jaune, le rouge, le vert sont des couleurs vives que l’on adjoint à de fortes symboliques. Ce n’est pas pour rien si les jeux de plateau ou de cartes les ont privilégiées, pas pour rien non plus qu’elles se retrouvent dans la vulgarisation des algorithmes ou que, depuis son origine, elles servent de logo à Google. Le réseau de règles est là tout autour de nous, même si nous ne le voyons pas, évacuant peu à peu de nos vies et de sa représentation les hasards heureux, le pouvoir émancipateur du jeu, la portée critique de l’art, la libération de la personnalité comme inclusion de l’altérité.
SOPHIE DELHASSE
[1] La définition de la situation à l’origine du Théorème de Thomas est présentée en 1923 dans «The Unadjusted Girl» et complétée en 1928 dans «The Child of America».
[2] Olivier Quintyn, «La valeur somptuaire de l’art et la pauvreté des artistes», dans L’art et l’argent, Éditions Les Prairies ordinaires, Paris, 2021, pp. 53-54.
[3] Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, Gallimard, 1958, p.17
[4] Michèle Nevert, « Du bouffon d’antan à l’humoriste contemporain » dans Jeu. Revue de Théâtre, n°104, 2002, p. 129.
The Thomas Theorem
2023 installation
Ateliers Mommen, Brussels
curator Sophie Delhasse
with Wallonia-Brussels Federation Support
The Thomas Theorem exhibition tackles the question of representation using the theory of the same name, taken from the work of American sociologist William Isaac Thomas[1]. Thomas explains that in order to understand an individual’s behaviour, we must look not only at reality, but also at the way in which individuals perceive it.
Carole Louis puts forward a hypothesis involving a multiple symbolism of the game (of chance, simulacrum or competition), alongside elements of language and visual metaphors linked to the socio-professional competitiveness that today defines the reality of each individual. Whether we’re at the ‘top of the ladder’ or on the fringes, our lives are governed by a set of rules like a game board. The big difference is that we have not really chosen to participate in full knowledge of the facts. The rules, more or less implied or admitted, often elude us.
The artistic sphere, though willingly idealised, is by no means spared. The speculative and capital-accumulation practices that have infiltrated the art market have pushed a dehumanising system of ultra-competition to its extreme. ‘The professional world of contemporary art continues to perpetuate, at every level of its vertical structure, a cult of celebrity that creates ever-widening gaps: the oligarchy of collectors is matched by the oligarchy of star artists whose work is exhibited by a handful of curators who are themselves star-struck. […] a creative proletariat whose mass is paradoxically ever more numerous, and which makes little or very little living from its activity»[2].
The ladder no longer seems so easy to climb, no matter how intense, relevant or meritorious the work of the participants, the climb would even lose its raison d’être. The practice of art gradually slides towards one of the definitions of play as ‘an occasion for pure expenditure: of time, energy, ingenuity, skill and often money’[3].
In order to have a (yellow) laugh at this generalised plutocracy and its consequences, Carole Louis seems to favour the imagination of the king’s jester or the acrobat, who ‘fascinate and worry like madness; they disturb a sedentary public, captive to the city and routine, they seek to entertain the population in order to support themselves…’[4]. She questions our perceptions through a staging that is both festive and cynical. Her installations are decorated with playing dice, cotillions, shimmering colours, lighting effects and puns. She counters the illusion of chance or gratuitous entertainment with elements that reveal arbitrary regulations. As if the game and the reality of our lives were one and the same.
The net that greets us, an inaccessible ‘hammock’, is a nod to the glass ceiling symbolising women’s inaccessibility to key positions. At its centre, the artist weaves a labyrinth using counterfeit banknotes. The rigour of the onion row of empty pairs of shoes is heckled by accessories and other disguises. It’s as much an evocation of role-playing as it is of the mask you wear to keep in line. It’s hardly surprising, then, to find the playmat at the heart of the masquerade or parade. Its green colour, like the flimsy ladders that no longer lead anywhere, is a reminder of those little beliefs that persuade us that fate will turn in the end.
Throughout the exhibition space, the artist’s voice recounts images, a syncopated narrative that bounces off each installation. And then the score fades into the abstraction of expressive colours. Green, young, red and blue flicker on a backstage stage, abandoned and obsolete as we have all become ‘actors’, playing at pretending to be something else. Blue, yellow, red and green are bright colours with strong symbolism. It’s not for nothing that board or card games have favoured them, or that they are used in the popularisation of algorithms, or that, from the outset, they have served as Google’s logo. The network of rules is all around us, even if we can’t see it, gradually evacuating from our lives and from its representation serendipity, the emancipatory power of play, the critical scope of art, the liberation of the personality as an inclusion of otherness.
SOPHIE DELHASSE
[1] The definition of the situation at the origin of Thomas’s Theorem was presented in 1923 in ‘The Unadjusted Girl’ and completed in 1928 in ‘The Child of America’.
[2] Olivier Quintyn, ‘La valeur somptuaire de l’art et la pauvreté des artistes’, in L’art et l’argent, Éditions Les Prairies ordinaires, Paris, 2021, pp. 53-54.
[3] Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, Gallimard, 1958, p. 17.
[4] Michèle Nevert, ‘Du bouffon d’antan à l’humoriste contemporain’ in Jeu. Revue de Théâtre, n°104, 2002, p. 129.